Entre mobilité pastorale, frontières poreuses et faibles capacités de laboratoire, la région valide un Cadre stratégique pour reprendre l’avantage sur l’une des maladies les plus coûteuses pour l’élevage africain.
En bref
- La fièvre aphteuse (FA) reste l’une des trois maladies animales les plus prioritaires en Afrique de l’Est, avec un fort impact sur l’élevage, les revenus et le commerce.
- Les pays de la région ont validé à Nairobi un Cadre stratégique régional 2026–2035 pour la lutte contre la FA.
- Le plan repose sur trois piliers : données & connaissances, renforcement des capacités, coordination & coopération régionales.
- Les travaux s’alignent sur les grandes politiques continentales (Agenda 2063, PDDAA, LiDeSA, Stratégie sanitaire animale pour l’Afrique).
- La mise en œuvre s’appuiera notamment sur ARIS3, la nouvelle génération du système de notification des maladies de l’Union africaine.
Une menace ancienne… mais toujours très actuelle
En Afrique de l’Est, la fièvre aphteuse n’a rien d’un vieux souvenir de manuel de pathologie. Elle reste un problème bien vivant, qui fragilise en profondeur les systèmes d’élevage.
Extrêmement contagieuse, cette maladie virale touche bovins, ovins, caprins, porcins et plusieurs autres espèces domestiques et sauvages. Elle provoque fièvre, lésions douloureuses de la bouche et des pieds, baisse brutale de la production laitière et amaigrissement. Si la mortalité adulte est généralement faible, l’impact économique est, lui, considérable :
- pertes de production (lait, viande, traction animale) ;
- restrictions de mouvements et fermetures de marchés à bétail ;
- blocage de l’accès aux marchés régionaux et d’exportation, particulièrement sensibles aux garanties sanitaires.
Dans un communiqué publié mardi, l’Union africaine – Bureau interafricain des ressources animales (UA-IBAR) rappelle que la fièvre aphteuse figure régulièrement parmi les trois maladies prioritaires de la région, tant pour les gouvernements que pour les éleveurs. Pourtant, les flambées se succèdent, révélant des failles persistantes dans les dispositifs de prévention et de contrôle.
Mobilité pastorale, frontières poreuses : un terrain idéal pour le virus
Plusieurs facteurs structurants expliquent la persistance de la fièvre aphteuse en Afrique de l’Est :
- Mobilité importante des troupeaux pastoraux : la recherche de pâturages et de points d’eau pousse les éleveurs à parcourir de longues distances, souvent au-delà des frontières nationales.
- Porosité des frontières : de nombreux mouvements se font en dehors des postes officiels, échappant au contrôle vétérinaire.
- Systèmes d’élevage largement extensifs, avec un contact fréquent entre troupeaux, marchés à bétail, zones pastorales et parfois faune sauvage.
- Capacités limitées de surveillance et de laboratoire, notamment pour le sérotypage des souches circulantes et la vérification de l’adéquation vaccinale.
Dans ce contexte, les réponses strictement nationales montrent leurs limites. Même lorsqu’un pays renforce ses campagnes de vaccination ou améliore la biosécurité, le virus peut revenir par la frontière suivante.
L’UA-IBAR résume ce défi : sans approche régionale harmonisée, les initiatives nationales ne peuvent ni maîtriser efficacement la nature transfrontalière de la fièvre aphteuse, ni limiter ses répercussions en cascade sur les moyens de subsistance, la nutrition et les économies nationales.
Nairobi : une réunion pour donner un cap commun
C’est dans ce contexte qu’un atelier de consultation et de validation s’est ouvert lundi à Nairobi, au Kenya. Objectif : finaliser et valider le Cadre stratégique pour la lutte contre la fièvre aphteuse en Afrique de l’Est 2026–2035.
Pendant deux jours, la capitale kenyane a réuni :
- des représentants de l’UA-IBAR,
- de l’IGAD et de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE),
- de la FAO, de l’OMS pour l’Afrique de l’Est, du PNUE,
- de GALVmed,
- les vétérinaires en chef nationaux (CVO/DSV),
- les points focaux fièvre aphteuse,
- les services en charge de la faune sauvage,
- et des experts techniques des pays engagés dans la Feuille de route fièvre aphteuse pour l’Afrique de l’Est.
Ce format multi-acteurs reflète une conviction forte : la fièvre aphteuse ne se gère pas uniquement dans les bureaux des ministères. Elle touche directement les éleveurs, les commerçants, les opérateurs des marchés et des abattoirs, ainsi que les gestionnaires des aires protégées.
La vision de l’UA-IBAR : une réponse régionale pour un problème régional
La Dre Huyam Salih, directrice de l’UA-IBAR, a souligné d’emblée l’ampleur des enjeux. L’élevage est un pilier de la sécurité alimentaire et nutritionnelle, mais aussi un moteur économique pour la région. Pourtant, les maladies animales transfrontalières, au premier rang desquelles la fièvre aphteuse, font perdre des milliards de dollars chaque année à l’Afrique subsaharienne.
Elle a insisté sur plusieurs points clés :
- Impossibilité d’une gestion isolée : aucun pays ne peut, à lui seul, interrompre la circulation d’un virus qui ignore les frontières administratives.
- Nécessité d’une coordination régionale renforcée : harmoniser les stratégies, synchroniser certaines campagnes et partager les données devient indispensable.
- Importance d’une action conjointe pour combler les lacunes en surveillance, améliorer la détection précoce et garantir des réponses rapides et proportionnées aux risques.
Selon elle, le nouveau Cadre stratégique 2026–2035 fournit un mécanisme opérationnel pour :
- aligner les priorités nationales sur des objectifs régionaux clairs ;
- mettre en œuvre des protocoles communs ;
- et mobiliser les capacités collectives des pays, des communautés économiques régionales et des partenaires techniques.
Le document s’inscrit dans la continuité de plusieurs agendas continentaux majeurs :
- Agenda 2063 de l’Union africaine ;
- PDDAA 2026–2035 pour la transformation agricole ;
- LiDeSA, la Stratégie de transformation de l’élevage en Afrique ;
- et la Stratégie sanitaire animale pour l’Afrique.
Un cadre nourri par les réalités de terrain
Le Cadre stratégique 2026–2035 n’a pas été rédigé dans l’abstrait. Il s’appuie sur une large consultation régionale, incluant les contributions de la réunion de la feuille de route fièvre aphteuse tenue à Dar es Salaam en 2024.
Lors de cette rencontre, les délégués avaient pointé plusieurs fragilités :
- Couverture vaccinale insuffisante et hétérogène, avec parfois des campagnes ponctuelles non reconduites.
- Laboratoires sous-équipés ou surchargés, limitant la capacité à identifier les souches (sérotypage) et à vérifier l’adéquation des vaccins utilisés.
- Contrôle des mouvements d’animaux fragmenté, en particulier sur les axes transfrontaliers et dans les couloirs pastoraux.
- Engagement politique fluctuant et financements insuffisants pour maintenir des programmes de lutte sur le long terme.
Ces constats ont été combinés à l’analyse de la dynamique écologique et socio-économique de la région : diversité des systèmes d’élevage, importance du pastoralisme, présence de faune sauvage susceptible de jouer un rôle dans la circulation virale, pression des marchés urbains et exportateurs, etc.
Trois piliers pour structurer l’action 2026–2035
Le Cadre stratégique s’articule autour de trois piliers complémentaires. Ensemble, ils doivent permettre aux douze pays de la feuille de route de progresser le long de la Voie de lutte progressive contre la fièvre aphteuse (VLP-FA) et de bâtir des systèmes d’élevage plus sûrs et plus performants.
1. Connaissances et données probantes
Ce premier pilier vise à réduire une faiblesse majeure : l’insuffisance de données fiables, comparables et partagées.
Parmi les orientations clés :
- création ou renforcement de plateformes régionales de partage d’informations, permettant aux pays d’échanger données épidémiologiques, résultats de laboratoire et cartes de risque ;
- promotion de recherches ciblées sur l’épidémiologie de la FA dans les contextes pastoraux, mixtes et de faune sauvage ;
- amélioration des outils d’évaluation des risques, d’analyse économique et de modélisation, afin d’aider les décideurs à arbitrer entre différentes options de contrôle.
Pour les services vétérinaires, ce pilier est central : mieux connaître les souches en circulation, les zones à haut risque et les voies de diffusion permet de rendre la vaccination plus efficace, de cibler les contrôles et de mesurer l’impact des interventions.
2. Renforcement des capacités
Le deuxième pilier répond à une réalité largement partagée : sans capacités humaines et matérielles, même la meilleure stratégie reste lettre morte.
Le Cadre stratégique prévoit notamment :
- des formations adaptées aux réalités de la région, destinées aux vétérinaires publics, aux paraprofessionnels, mais aussi au secteur privé (vétérinaires praticiens, auxiliaires, paraprofessionnels, etc.) ;
- l’acquisition d’équipements essentiels pour la surveillance (kits de prélèvement, EPI, systèmes de géolocalisation), la vaccination, le diagnostic (laboratoires nationaux et régionaux) et la gestion des programmes ;
- la promotion de modèles de partenariat public-privé (PPP) pour renforcer la délivrance de services vétérinaires, notamment dans les zones pastorales difficiles d’accès.
Pour les praticiens de terrain, ce pilier pourrait se traduire par une disponibilité accrue de vaccins de qualité, une meilleure organisation des campagnes et un accès renforcé à des outils de diagnostic et de suivi.
3. Coordination et coopération régionales
Le troisième pilier est celui de la dimension régionale, souvent identifiée comme le maillon manquant des dispositifs actuels.
Parmi les mesures envisagées :
- harmonisation des protocoles de surveillance, de notification et de lutte – afin que les pays parlent le même langage et puissent comparer leurs données ;
- renforcement des systèmes d’alerte précoce, avec des mécanismes de remontée rapide de l’information et de déclenchement coordonné de réponses ;
- facilitation de l’accès à des vaccins abordables et pertinents, en s’appuyant sur des achats groupés et sur des réseaux de laboratoires capables de caractériser les souches circulantes.
L’idée est claire : passer d’une addition de stratégies nationales à une véritable stratégie régionale, capable de réduire la pression infectieuse globale et de favoriser, à terme, l’ouverture de marchés exigeant des garanties sanitaires élevées.
Ateliers, travaux de groupe et version consolidée
Au cours de l’atelier de Nairobi, les participants ont mené des travaux de groupe structurés pour examiner le projet de Cadre stratégique.
Les groupes ont notamment :
- analysé la structure du document ;
- vérifié la cohérence avec les réalités des pays et les engagements existants ;
- identifié les lacunes ;
- proposé des améliorations concrètes.
Parmi les recommandations mises en avant :
- renforcer la surveillance régionale des souches et systématiser le partage des résultats de laboratoire ;
- élaborer des accords transfrontaliers pour l’envoi d’échantillons vers des laboratoires de référence ;
- institutionnaliser la biosécurité sur les marchés à bétail et dans les abattoirs, souvent point de passage clé pour la diffusion du virus ;
- consolider les stratégies de communication et de plaidoyer, afin de maintenir la fièvre aphteuse dans le radar politique et budgétaire des gouvernements.
Les discussions en séance plénière ont permis d’affiner ces apports et de les intégrer dans une version consolidée du Cadre. Le document final se veut pragmatique et fondé sur les risques, tenant compte de la diversité des systèmes de production et des différents niveaux de préparation des douze pays concernés.
ARIS3 : le numérique au service de la lutte contre la fièvre aphteuse
En conclusion de la réunion, la Dre Salih a réaffirmé l’engagement de l’UA-IBAR à accompagner les États membres et les communautés économiques régionales dans la mise en œuvre concrète du Cadre.
Elle a notamment cité le déploiement prochain d’ARIS3, la nouvelle génération du système africain de collecte et de gestion des données sur les ressources animales. Pour la fièvre aphteuse, cet outil devrait :
- faciliter la notification des foyers et des campagnes de vaccination,
- améliorer la qualité et la complétude des données,
- permettre une analyse plus fine de la situation à l’échelle régionale,
- et renforcer les capacités d’alerte précoce et de coordination.
Pour les services vétérinaires et les partenaires, ARIS3 pourrait devenir un maillon clé entre les décisions prises dans les réunions régionales et la réalité des données remontant des districts, des marchés et des frontières.
Prochaine étape : de la stratégie au terrain
Avec la validation du Cadre stratégique 2026–2035, l’Afrique de l’Est franchit une étape décisive vers une approche plus structurée, collaborative et fondée sur les preuves pour lutter contre la fièvre aphteuse.
Les prochains chantiers sont déjà identifiés :
- élaboration d’un plan de mise en œuvre détaillé, avec des priorités, des indicateurs et un calendrier ;
- mobilisation des ressources, à la fois nationales (budgets publics) et externes (partenaires techniques et financiers) ;
- mise en place de mécanismes de gouvernance, pour suivre l’avancement, ajuster les interventions et rendre compte des résultats.
Pour les éleveurs, les praticiens vétérinaires, les paraprofessionnels et l’ensemble des acteurs des chaînes de valeur, ce Cadre pourra se traduire, à moyen terme, par :
- des campagnes de vaccination mieux planifiées et plus cohérentes d’un pays à l’autre ;
- des outils de surveillance et de diagnostic mieux accessibles ;
- une réduction progressive de la pression infectieuse dans les zones à haut risque ;
- des opportunités accrues pour le commerce régional et, à terme, pour les exportations.
En choisissant de s’attaquer à la fièvre aphteuse par une action régionale concertée, l’Afrique de l’Est envoie un signal fort : la santé animale n’est pas seulement une question vétérinaire, c’est un levier stratégique pour la sécurité alimentaire, la résilience des moyens de subsistance et la compétitivité de l’élevage africain sur les marchés.

