Des scientifiques du Mazingira Centre (ILRI) ont franchi un cap : mesurer directement, en conditions réelles, le méthane entérique et l’ingestion alimentaire de bovins pastoraux en libre pâture en Afrique de l’Est. Au-delà de l’innovation technique, l’enjeu est stratégique : produire des données africaines pour renforcer les systèmes MRV (Measurement, Reporting and Verification), améliorer les facteurs d’émission utilisés dans les inventaires nationaux et tester des options de réduction du méthane adaptées au pâturage.

1) Ce qui change : un verrou “terrain” enfin levé
Mesurer le méthane entérique en conditions contrôlées (bâtiments, chambres de respiration) est possible depuis longtemps. La difficulté, en revanche, est de quantifier les émissions d’animaux qui pâturent librement, avec des déplacements, des ressources fourragères variables et une forte saisonnalité — des caractéristiques typiques des systèmes pastoraux.
Le 16 décembre 2025, l’ILRI annonce que ses équipes du Mazingira Centre ont réussi à adapter une méthode internationalement reconnue (approche “gaz traceur”) pour mesurer, sur le terrain, le méthane expiré et l’ingestion de bovins pastoraux en Afrique de l’Est.
2) Méthane entérique : un enjeu climat, mais aussi productivité
Le méthane entérique (CH₄) est produit dans le rumen lors de la fermentation. Il est majoritairement rejeté par éructation/respiration et représente une perte d’énergie pour l’animal. Des références de synthèse et organismes internationaux indiquent couramment une perte de l’ordre de 6–12 % de l’énergie brute ingérée (selon espèces, régimes, conditions).
Autrement dit, réduire le méthane n’est pas qu’un “sujet carbone” : dans certains contextes, c’est aussi une piste pour améliorer l’efficience alimentaire (plus de production par unité d’aliment), à condition que les stratégies soient adaptées aux systèmes pastoraux (coûts, logistique, acceptabilité, disponibilité des intrants).
3) Comment mesurer le méthane sur des bovins en pâturage libre
3.1 La logique “gaz traceur” (référence internationale)
La méthode au traceur SF₆ est décrite comme particulièrement pertinente lorsque l’on veut mesurer des émissions sur animaux en libre parcours. Le Global Research Alliance (GRA) diffuse des lignes directrices détaillées (planification, tubes de perméation, échantillonnage, contrôle qualité, calculs).
3.2 L’adaptation annoncée par ILRI : capter le souffle en conditions réelles
Dans l’approche rapportée par ILRI, les animaux portent un harnais léger avec un dispositif de collecte du souffle (canister). L’objectif est de capturer l’air expiré pendant que l’animal se déplace et pâture normalement, afin d’estimer la production de CH₄ en conditions de rangelands.
3.3 Autres méthodes de mesure existantes (pour situer l’innovation)
D’autres technologies existent pour mesurer le méthane, notamment des systèmes de type GreenFeed (mesures lors de visites volontaires à une station d’alimentation), dont des études discutent la validation et les conditions d’usage, y compris pour des systèmes au pâturage.
Point important : l’intérêt de la percée ILRI tient précisément au fait qu’elle vise un usage “free-grazing” dans des contextes pastoraux d’Afrique de l’Est, où la logistique et la variabilité environnementale rendent la mesure particulièrement difficile.
4) Mesurer l’ingestion : la pièce manquante pour relier “émissions” et “performance”
4.1 Pourquoi l’ingestion compte autant que le méthane
Sans une estimation solide de ce que l’animal consomme réellement, on ne peut pas produire des indicateurs opérationnels tels que :
- CH₄ par kg de matière sèche ingérée,
- CH₄ par kg de gain de poids,
- efficience alimentaire en conditions de pâturage.
4.2 TiO₂ : un marqueur externe largement documenté
ILRI indique avoir utilisé un marqueur dioxyde de titane (TiO₂) pour estimer l’ingestion via l’analyse des fèces (principe : le marqueur traverse le tube digestif et permet d’inférer l’excrétion/ingestion selon protocole).
Le TiO₂ est étudié depuis longtemps comme marqueur externe en nutrition, avec des travaux comparant sa performance à d’autres marqueurs (ex. chromic oxide) pour estimer excrétion fécale, ingestion et digestibilité chez les bovins.
5) Pourquoi ces données sont critiques pour les inventaires GES africains
5.1 IPCC : du “Tier 1” au “Tier 2”, l’enjeu des paramètres locaux
Les lignes directrices IPCC décrivent des méthodes d’estimation du méthane entérique selon différents niveaux (tiers). Les approches plus détaillées (ex. Tier 2) reposent sur davantage de paramètres (énergie ingérée, facteurs de conversion, catégories animales, performances), permettant de construire des facteurs d’émission mieux adaptés aux systèmes nationaux.
Or, en Afrique, la dépendance à des paramètres par défaut ou à des données issues d’autres environnements peut conduire à des écarts importants. Des travaux récents sur le développement de facteurs d’émission “système-spécifiques” (Tier 2) dans des contextes pastoraux illustrent justement l’intérêt de construire des paramètres contextualisés (saisons, ressources, performances).
5.2 Mazingira Centre : MRV et contribution aux bases de facteurs d’émission
ILRI positionne Mazingira comme un hub régional de mesure et d’appui MRV, avec des données destinées à soutenir le reporting national et international, et des références à des contributions à la base de facteurs d’émission (IPCC EFDB).
6) De la mesure à la mitigation : quelles options crédibles pour les systèmes pastoraux ?
L’intérêt d’avoir des mesures “terrain” est de pouvoir tester, de façon crédible, des stratégies d’atténuation compatibles avec le pâturage. ILRI annonce :
- la poursuite des mesures sur des bovins Boran à Kapiti et l’exploration des liens avec le microbiome ruminal (en partenariat avec BiomEdit),
- l’expansion prévue vers les petits ruminants,
- et l’évaluation de légumineuses fourragères tropicales (dans le cadre du Low-Methane Forages / Low Methane Forage Project), projet soutenu par des bailleurs (Bezos Earth Fund, Gates Foundation) selon les pages projet.
En parallèle, des initiatives internationales récentes financent la recherche et la sélection de solutions “low methane” (génétique, alimentation, innovations), y compris avec un déploiement mondial incluant l’Afrique.
7) Ce que cela implique pour les politiques publiques (recommandations AfricaVET)
- Investir dans la mesure : sans données terrain, la hiérarchisation des options d’atténuation reste fragile. Prioriser des infrastructures MRV et des équipes nationales formées.
- Accélérer la transition vers des facteurs d’émission contextualisés (Tier 2) pour les systèmes pastoraux (saisonnalité, mobilité, types de ressources).
- Relier mitigation et productivité : privilégier des innovations qui améliorent l’efficience alimentaire et la résilience (services écosystémiques, sécurité fourragère), plutôt que des solutions difficiles à déployer sur parcours.
- Tester et comparer : mettre en place des essais multi-sites (régions, saisons, races), avec comparabilité méthodologique (QA/QC), en s’appuyant sur les lignes directrices techniques internationales.
“À retenir”
- ILRI/Mazingira annonce la mesure directe du méthane et de l’ingestion de bovins pastoraux en libre pâture en Afrique de l’Est. ILRI+1
- La méthode s’inscrit dans la logique des approches au gaz traceur (référentiels techniques disponibles). Alliance de recherche mondiale+1
- L’ingestion est estimée via marqueur TiO₂, également documenté dans la littérature. PubMed+1
- Le CH₄ entérique représente couramment une perte énergétique de l’ordre de 6–12 % (selon conditions). PMC+1
- Les données terrain sont cruciales pour des inventaires plus robustes (Tier 2) et des facteurs d’émission adaptés. IPCC NGGIP+2IPCC NGGIP+2
- Prochaines étapes annoncées : Boran (Kapiti), microbiome (BiomEdit), petits ruminants et fourrages “low methane”. ILRI+2Biomedit+2
- Source principale : ILRI – “Major milestone achieved for measuring methane and feed intake from free-grazing pastoral cattle in East Africa” (16 Dec 2025).
- Licence ILRI : le site ILRI indique que son contenu web est sous Creative Commons Attribution 4.0 (CC BY 4.0) (sauf mention contraire).
- IPCC 2006 Guidelines – Vol. 4, Chap. 10 (Livestock) (tiers, méthodes CH₄ entérique).
- IPCC 2019 Refinement – Vol. 4, Chap. 10 (raffinements, approche Tier 2 basée sur GEI et Ym).
- FAO – Enteric methane (background) (pertes d’énergie “jusqu’à 12%”).
- Global Research Alliance – SF₆ tracer technique guidelines (PDF) + page “Livestock emissions measurement”.
- Min et al., 2022 (review, PMC) (perte énergétique 6–12% et synthèse mitigation).
- de Souza et al., 2015 (PubMed) + Velásquez et al., 2018 (JDS PDF) (TiO₂ et autres marqueurs externes).
- McGinn et al., 2021 (PMC) (validation GreenFeed sur CH₄/CO₂).
- Alliance Bioversity-CIAT – Low-Methane Forages (LMF) (objectifs et bailleurs).
- BiomEdit (press release, 2023) (microbiome et réduction CH₄/efficience).
- World Agroforestry (ICRAF) (contexte de centre de mesure GES au Kenya).

